Office et vie chrétienne
« Or ils étaient toujours présents à l’enseignement des
apôtres et à la communauté, à la fraction du pain et aux prières » (Ac
2, 42). La tradition byzantine fait comprendre l’unité de ces quatre
piliers, en ce que l’Office (« les prières »), couronné par la Liturgie
(« la fraction du pain »), est le moment de l’enseignement des apôtres
(et des Pères qui leur ont succédé) et le lieu de la communauté. C’est
là qu’elle se forme, se retrouve et se ressource, parce qu’elle trouve
là tout ce dont elle a besoin. En Orient byzantin, qui n’a pas séparé
théologie, exégèse, spiritualité, liturgie, vie communautaire,
apostolique et caritative, tout part de l’autel et y retourne, sans
laïcisation ni sécularisation, et c’est dans l’Office et la Liturgie
(eucharistique), que se manifeste l’Église. Les fidèles y trouvent leur
formation, leur spiritualité, leur fraternité et leurs pasteurs, sans
imaginer qu’il puisse exister une spiritualité sans liturgie, une
théologie sans prière, une exégèse sans foi, une vie communautaire sans
pasteurs, une œuvre caritative sans Dieu.
Office et Divine Liturgie
La liturgie des heures dans le rite byzantin,
proportionnellement à la Divine Liturgie prend une plus grande
importance que dans le rite romain actuel. Les fidèles y assistent plus
volontiers, au point que, pour les plus pressés, participer aux vêpres
ou aux matines du dimanche satisfait au précepte d’honorer le Jour du
Seigneur (le nouveau code de droit canon des Églises catholiques
orientales le mentionne d’ailleurs explicitement). Point de ces messes
successives qui dans la latinité ont fait disparaître l’office des
paroisses. Une liturgie par jour et par lieu. La liturgie eucharistique
reste le sommet, mais qu’est-ce qu’un sommet sans montagne ?
Hymnographie et catéchèse
Le mot montagne évoquera immanquablement aux connaisseurs le poids des livres de l’office byzantin. Plus de trois cents pages chaque mois (les ménées) rien que pour les saints (et encore sans les martyrs du XXe
siècle !). Prolixité souvent prise en mauvaise part, qu’on oppose à la
sobriété romaine. La poésie byzantine n’échappe pas toujours aux
lourdeurs, au style ampoulé, ni à certaines légendes discutables, mais
il faut d’abord noter que l’office byzantin a un rôle de catéchèse, et
que les disputes théologiques des premiers siècles, ces fameuses
« querelles byzantines », ont pris fin avec la mise en place de
l’hymnographie : autrement dit, les hymnographes furent défenseurs de la
foi en implantant le dogme dans le cœur des fidèles et en déracinant
l’hérésie par leurs tropaires, que les puristes se félicitent de trouver
superflus. A l’heure où l’on se demande quelle formation continue
donner aux fidèles, ce corpus acquiert une singulière pertinence.
Mentionnons en particulier le tropaire dit apolytikion
(« du renvoi »), équivalent de la collecte romaine (l’oraison du jour),
si ce n’est que c’est un chant mémorisé par le peuple. Ces petits
résumés de chaque fête, excellente catéchèse, montrent que la sobriété
byzantine n’est pas un oxymore (une contradiction dans les termes).
Voyez plutôt :
Le Christ est ressuscité des morts, par sa mort il a terrassé la mort et à ceux des tombeaux il a donné la vie.
Sobre, le tropaire de Pâques, non ? Mais puissant. On ne
trouvera rien, je pense, d’aussi sobre et clair sur le sujet dans une
collecte romaine, pourtant modèle du genre.
Le ciel sur la terre
Il n’est malheureusement pas toujours possible à
l’office byzantin d’être dans la langue du peuple. Heureusement, ce
n’est pas qu’un texte à lire. C’est une mise en scène de la venue du
ciel sur la terre. Il se sert de l’architecture de l’église, des
ministres et de tout ce qui parle aux sens, icônes, encens, cierges,
vêtements, processions, gestes, suscitant l’accusation de complication,
mais paradoxalement parlant aux simples, « témoignage du Seigneur qui
donne sagesse aux petits enfants » (Ps 18, 8). Chacun son rôle : prêtre
bénissant, diacre dialoguant, lecteur lisant, chœur chantant… Comme en
Occident avant le bréviaire (XIIIe s.), chacun a ses livres, et prêtre ou diacre absents ne sont pas remplacés : ni bénédictions ni litanies.
L’exigence moderne de simplicité vise à rendre lisible
la structure, mais quel intérêt ? L’office byzantin ne cherche pas à
faire comprendre, mais à montrer. Dieu fit l’homme à son image (Gn 1,
26) et lui demanda une demeure « selon le modèle montré sur la
montagne » (Ex 25, 40). Ce que résume le Pater :
« Sur la terre comme au ciel » (Mt 6, 10). Voilà son exigence. Être une
épiphanie du Royaume. Quant aux « fastes byzantins », ils nous
rappellent que Dieu pour sa demeure approuva des matières précieuses (Ex
25, 1-9), et pour son corps le gaspillage de nard (Mc 14, 6). Ceci ne
fait pas passer l’idéal de sobriété et de simplicité sous le boisseau,
mais reste compatible avec elles tout en préservant les fidèles du
rationalisme et du misérabilisme.
Et puis l’office s’adapte. Point de concile ou de motu proprio pour
décider combien de psaumes lire à vêpres. Les nouveaux offices se
superposent aux anciens, mais l’office complet demanderait-il vingt-cinq
heures par jour, chacun prend selon ses besoins. Les paroisses font des
coupes sombres (en particulier dans le psautier), les monastères sont
plus complets, personne n’est exhaustif. Autant le novice ira à tous les
offices, où il trouvera sa formation (car les moines renoncent aux
études théologiques), autant les ascètes entraînés pourront donner une
plus grande part à la prière monologique (« d’une seule parole », prière du cœur dite « de Jésus »).
Psautier et lectures à Rome et à Byzance
Depuis les premiers moines jusqu’à nos jours, la règle
est de réciter le psautier dans la semaine, en Orient comme en Occident.
Sauf que depuis le dernier concile romain, les moines le récitent en
deux semaines et les autres en quatre. A ce rythme, il leur reste trois
psaumes à matines (renommées « office des lectures »), plus
l’invitatoire, deux à vêpres et laudes et un aux autres heures (il faut y
ajouter les cantiques bibliques). Les Byzantins, rien que pour les
psaumes fixes de semaine, en ont quant à eux cinq à vêpres, dix à l’orthros et trois aux cinq autres heures. Et la lecture cursive du psautier ajoute en moyenne cinq psaumes à vêpres et dix à l’orthros,
soit quarante-cinq en tout, sans compter qu’à l’office de minuit en
semaine on doit théoriquement réciter le psaume 118 (cent soixante-douze
versets...). Et le psaume 50 (numérotation LXX, bien sûr) se retrouve à
complies, à minuit, à matines et à tierce.
Malgré cela, les Romains ont l’impression que la part de
lecture du psautier est plus importante chez eux. En fait, si cette
impression est fausse en quantité, elle est juste en proportion, car la
récitation des psaumes prend chez eux plus de la moitié de l’office.
Mais les offices byzantins sont plus longs, et on les récite sans
traîner, spécialement le psautier continu, qui est lu recto tono
par un seul lecteur au milieu de l’église (ce qui va plus vite). Il
existe bien des psaumes développés parmi les psaumes fixes, par exemple
des psaumes 103, dont les ornements peuvent durer dix minutes, mais la
lecture continue, elle, vise à la mémorisation et à la prière continue
et non à « restituer le genre littéraire ». Ensuite, comme il est dit
plus haut, les coupes sombres se font en priorité pour les psaumes, et
même les fixes, dont on va dire seulement les stiques qui sont
accompagnés de leurs « stichères ».
En fait, ce sont plutôt les lectures qui sont plus
abondantes à Rome qu’à Byzance. Alors qu’à Rome, il y a une à chaque
nocturne, Byzance n’en offre qu’aux fêtes, trois lectures à vêpres
(toujours de l’Ancien Testament, le Nouveau étant symboliquement réservé
à la Liturgie). Ou alors douze ou quinze d’un coup à la Théophanie ou à
Pâques (l’équivalent de la vigile pascale romaine : des vêpres conclues
par la Liturgie de saint Basile, célébrées comme les Romains faisaient
naguère, le samedi matin). Ces lectures sont rassemblées dans le livre
des parémies et ciblent en priorité les figures qui annoncent le mystère chrétien, ce qui est formateur, mais… il manque la lecture suivie.
Quant aux lectures patristiques, le seul vestige est la
très belle homélie de saint Jean Chrysostome à la fin des matines de
Pâques, et, aux petites heures du grand Carême, la lecture de l’Échelle sainte de saint Jean Climaque, livre de chevet de tous les moines. En fait, c’est l’hymnographie qui en tient lieu.
Certains voudraient que les fidèles fréquentent plus
l’Ancien Testament en ajoutant deux lectures après les deux premières
antiennes du début de la liturgie (eucharistique). D’autres, pour éviter
que le psautier soit trop souvent raccourci, voudraient rétablir
l’usage constantinopolitain d’ôter de la lecture cursive les psaumes
fixes. Mais les changements sont difficiles à mettre en œuvre, surtout
quand il faut être tous d’accord…
Des psaumes aux tropaires
Au départ, comme partout, il y avait deux offices, le
cathédral et le monastique. La base de l’office cathédral est la
sanctification du temps, avec psaumes fixes et prières qui conviennent à
chaque heure et à chaque jour. Il est l’héritier légitime de la
liturgie du Temple et il est adapté à une vie dans le monde.
Le but de la vie monastique est de vivre déjà dans la
chair la vie des anges, et donc le moine est en quelque sorte au-delà du
temps. Pour lui, toute l’année est carême, selon saint Benoît, et
chaque jour est Pâques, selon saint Basile. Il vit nuit et jour dans la
prière perpétuelle, et c’est pourquoi l’office du monachisme égyptien
primitif consistait dans la récitation continue du psautier, et se
terminait par les lectures bibliques. Sans parler de ces héros dont
parle saint Benoît, « qui l’accomplissaient vaillamment en un jour »,
disons que la tradition commune est de répartir le psautier sur une
semaine. C’est saint Cassien qui raconte qu’à Scété, en pleine concile
monastique sur leur nombre idéal, un ange descendit en réciter douze à
vêpres, donnant ainsi le modèle céleste à ses imitateurs terrestres.
Douze à vêpres et douze à matines font à peu près cent cinquante par
semaine.
Le monachisme palestinien va commencer par intégrer les
heures du jour, et peu à peu il y aura interpénétration. Les systèmes
bénédictin et constantinopolitain extraient de la lecture continue les
psaumes fixes. Mais la réforme de Théodore Studite († 826), qui veut en
quelque sorte « remonacaliser » l’office, va reprendre le psautier
continu. Il est vrai qu’ainsi on en découvre mieux l’unité et la
progression spirituelle. Mais il n’ôtera pas pour autant les psaumes
fixes. Le psautier est confié à un seul lecteur, au milieu de l’église
(usage monastique), tandis que les psaumes fixes sont théoriquement
alternés à deux chœurs (usage cathédral) et cette alternance sera le
modèle imité par les Latins pour l’ensemble de sa psalmodie.
La règle studite est destinée à un grand monastère,
celui du Stoudion de Constantinople, qui avait un important domaine et
nécessitait une vie bien réglée. Ce fut le premier monastère byzantin
tel que ceux que nous connaissons aujourd’hui. Théodore divisa le
psautier en vingt « cathismes » (le terme veut dire qu’on a le droit de
s’asseoir), eux-mêmes divisés en « stichologies » d’environ trois
psaumes. Au temps habituel, il y a deux cathismes à matines et un à
vêpres. Comme on saute le psautier le dimanche soir, cela fait vingt. En
hiver, quand la nuit est plus longue, il y a trois cathismes aux
matines et le seul cathisme 18 (psaumes des montées, 119-133) à toutes
les vêpres. En carême, on fait l’effort de dire deux fois le psautier
dans la semaine, en le répartissant aussi sur les petites heures. La
lecture est cursive, sauf que vendredi et samedi sont inversés dans le
but d’avoir le psaume 118 le samedi (un cathisme à lui tout seul).
Considéré comme psaume des défunts, il est « tropé » le Samedi saint de
cent soixante-douze strophes de déploration sur l’ensevelissement du
Christ.
Le Studite n’ôtera pas non plus les développements
hymnographiques, déjà bien traditionnels malgré toute une littérature
monastique qui s’en défie. Au contraire, il ajouta lui-même un grand
nombre de « canons », ceux de la semaine, beaucoup aidé en cela par son
propre frère, saint Joseph l’hymnographe. Nous allons présenter les
canons des odes tout à l’heure, mais disons déjà, pour ce qui est des
tropaires en général, qu’ils naissent de la psalmodie et s’intercalent
entre les versets. L’origine en est peut-être le refrain du psaume
responsorial. On en voit encore très bien le lien avec le psaume dans le
tropaire de tierce (copte d’origine), qui reformule les versets du
psaume 50 qui parlent de l’Esprit Saint en le reliant à l’heure :
Seigneur, à la troisième heure, tu as envoyé ton Esprit très saint sur tes Apôtres (cf. Ac 2).
Nous t’en supplions, ô Très Bon, ne nous le reprends pas, mais renouvelle en nous son action (cf. Ps. 50, 13a, 12b).
Ces tropaires vont rapidement constituer des ensembles
intercalés dans les psaumes fixes, principalement ceux du lucernaire et
de laudes. Entre leurs « stiques » s’intercaleront les « stichères » qui
ne chercheront plus à commenter le psaume, mais le mystère du jour.
Ils vivront aussi leur vie propre, par exemple pour
conclure les petites litanies qui concluent elles-mêmes les cathismes du
psautier.
Des cantiques bibliques au canon des odes
A côté des psaumes, sont chantés depuis l’antiquité
chrétienne des cantiques bibliques, dont la liste varie un peu selon les
Églises, mais qui sont toujours des testimonia sur
les mystères du salut. Par exemple, les trois jeunes gens rescapés de la
fournaise sont un très beau type de la Résurrection. De même le
cantique de Moïse (Ex 15) ou de Jonas (Jon 2). A partir du IIIe
siècle on a des traces de leur utilisation liturgique, mais chaque
église les a répartis différemment. Le rite byzantin a choisi de les
dire tous chaque jour à matines, entre le psaume 50 et les psaumes de
laudes (148-150). Neuf cantiques à la suite… c’est courageux.
Heureusement, le plus long d’entre eux, le deuxième (Dt 32), est dit
seulement en carême. Tous sont vétérotestamentaires, sauf le neuvième,
qui est constitué du Benedictus suivi du Magnificat. Le cantique de Siméon, quant à lui, est récité à vêpres, juste avant Trisaghiôn et Pater.
Mais, en fait, cette série va devenir la base des
grandes compositions hymnographiques connues sous le nom de « canon des
odes ». Sur la mélodie de l’antienne, appelée hirmos,
dont le texte, typologique, se termine souvent par un refrain tiré de
l’ode, on va ajouter des strophes alternées qui vont s’intercaler après
chaque verset, d’abord pour les dimanches et fêtes, ensuite pour chaque
jour. Les deux chœurs se rejoindront en descendant au milieu de l’église
pour la reprise de l’hirmos, d’où son nom de catavasia,
descente. Mais souvent sont prescrites plutôt les catavasies de la Mère
de Dieu. Huit odes, donc, de trois ou quatre strophes chacune, et la
dernière étant le plus souvent un théotokion (« à la
Mère de Dieu »), ce qui donne à celle-ci une place discrète, mais
toujours présente (alors que dans l’office romain, c’est plutôt tout ou
rien). Certains auteurs ne seront pas seulement hymnographes, mais
mélodes, c’est-à-dire qu’ils composeront texte et musique. Cette
nouvelle abondance va entraîner la suppression des versets du début du
cantique (ceux qui ne sont pas suivis de strophes), puis dans la plupart
des églises leur remplacement des versets restants par de courts
refrains, par exemple le dimanche : « Gloire, Seigneur, à ta sainte
Résurrection ». Cette pratique permettra de cumuler les mémoires, par
exemple le jour de semaine et le saint du jour. On ne dit qu’un hirmos
par ode, mais deux ou trois canons. Le maître de chœur choisit parmi
les strophes. Et puis on ne chante généralement que l’hirmos, et on lit
le reste. Et, toutes les trois odes, il y a une courte litanie diaconale
et un petit tropaire. Et autrefois il y avait des lectures bibliques ou
patristiques. Il reste après la sixième ode celle du synaxaire,
l’équivalent du martyrologe. Notons que la seule ode qui est restée,
c’est le Magnificat, toujours accompagné de son refrain,
Plus vénérable que les chérubins et incomparablement plus glorieuse que
les séraphins, toi qui sans perdre ton intégrité as enfanté Dieu le
Verbe, tu es vraiment Mère de Dieu, nous te magnifions, et chanté pendant l’encensement.
Ces canons, originellement destinés à matines, seront
aussi employés à complies (d’habitude à la Mère de Dieu), à l’office de
minuit du dimanche (en l’honneur de la Trinité), ils fourniront aussi la
base de la prière pour les défunts et de nombreux offices votifs, tels
que la paraclisis pratiquée par les Grecs pendant le jeûne de la Mère de Dieu (du 1er au 14 août).
Au vrai, les canons sont d’origine monastique et ont remplacé les kondakia,
longues hymnes d’origine syrienne (le rite byzantin est de la famille
antiochienne) qui étaient d’origine cathédrale, et que saint Théodore a
jugés inadaptés à la vie monastique. Le kondon est un rouleau de bois, sur lequel on déroulait le kondak, parchemin, au fur et à mesure des vingt-quatre strophes, appelées iki (pluriel de echos, prononcé ikos),
dont le dernier vers est toujours le même. Il fallait être un soliste
bien formé au chant pour les interpréter. Les plus connus sont de
Romanos le Mélode (VIe s.), mais le seul qui ait survécu en
entier à l’invasion du canon des odes est d’un auteur resté anonyme :
c’est celui qu’on appelle l’hymne acathiste, « sans
chaise », c’est-à-dire qu’on en récite les strophes debout. Il est un
peu la base de la piété mariale byzantine, et il a trouvé sa place
officielle à proximité de l’Annonciation, au samedi de la cinquième
semaine de Carême, mais on le récite souvent par dévotion. Pour les
autres, il n’en est resté que l’antistrophe initiale et le premier ikos, qu’on chante après la sixième ode, avant le synaxaire. Les nouveaux sont composés sur ce modèle, et le mot kondakion (ou kondak chez les grecs) désigne seulement l’antistrophe. Avec le tropaire apolytikion,
c’est un deuxième résumé de la fête, aussi le redit-on à la Liturgie,
et aux petites heures après le Notre Père. Toutefois il faut noter que
la piété russe a composé beaucoup d’hymnes sur le modèle de l’acathiste,
par exemple en l’honneur de la Trinité (leur monastère phare n’est-il
pas « la Trinité Saint-Serge » ?), ou de saint Nicolas (leur saint
patron). Dans les monastères ils les chantent au lever, avant matines.
De la ténèbre à la lumière
Mais la journée byzantine commence dès vêpres, pratique qui remonte d’ailleurs à la Genèse, où le refrain Advint un soir, advint un matin : jour n° X
instaure, pourrait-on dire, dans l’acte créateur lui-même une montée de
la ténèbre à la lumière, du soir au matin, autant dire de vêpres à
matines. D’aucuns ont lu dans ce rythme biblique le sens d’une histoire
qui monte vers un accomplissement lumineux, à rebours de la vision
tragique des Grecs où le temps s’écoule vers son déclin (de l’âge d’or à
l’âge de fer, du prologue à la catastrophe…). Il semble que la
conscience occidentale du temps (et partant celles des catholiques
romains) soit davantage tributaire des Grecs que des Hébreux, par le
simple fait de rythmer la journée du matin au soir. En fait la journée
liturgique romaine est bien censée commencer aux premières vêpres, mais
la pratique en est limitée actuellement au dimanche et aux solennités
(aux fêtes seulement lorsqu’elles tombent un dimanche), et lorsqu’on
parle des vêpres, il s’agit toujours des secondes, celles qui concluent
la journée. Le rite byzantin, lui, n’a pas de secondes vêpres. Le propre
d’un office est conçu comme une vigile de toute la nuit – agrypnie – qui
s’achève en apothéose lumineuse et qui est couronnée par la Divine
Liturgie, anticipation du banquet céleste (cf. 2 P 1, 19).
La structure de base des vêpres et matines byzantines
n’est pas constantinopolitaine, mais hiérosolomytaine. S’il n’est pas
possible de prouver son origine apostolique, il est facile de montrer sa
parfaite adéquation au rythme cosmique, et sa perspective chrétienne.
Vêpres (soir), c’est le passage du
jour à la nuit. Le jour est célébré par le psaume 103, qui redit Gn 1
(thème de la création belle et bonne), le crépuscule par les psaumes du
lucernaire 140, 141, 129 et 116 (thème de la chute et du cri vers Dieu),
et la nuit par la bénédiction de la lampe et l’hymne Phôs hilaron, « Lumière joyeuse » (thème du salut). Le parcours s’achève avec l’oraison dominicale, le Pater (thème de l’adoption divine), toujours précédé du Trisaghiôn
dans les liturgies orientales pour montrer que ce Père de tendresse qui
donne le pain et remet les dettes est aussi le Dieu trois fois saint
que chantent les Séraphins (Is 6, 3).
Matines (matin), c’est le passage de la nuit au jour. A la nuit correspond le psaume 50, le miserere
(thème de la chute et du cri vers Dieu), à l’aube les odes
scripturaires (toutes choisies sur le thème du salut), et au jour les
psaumes dits de laudes, 148-150 (Laudate Dominum,
thème de la création belle et bonne), déjà présents dans la prière
juive, et qui ont donné leur nom à l’office romain du matin.
A cette progression thématique s’ajoutait encore au IVe
siècle une progression spatiale du narthex au sanctuaire. L’évêque de
Jérusalem arrivait pour le lucernaire et, suivi par les fidèles, entrait
dans l’église illuminée au son du « Lumière joyeuse », puis dans le
sanctuaire et bénissait les fidèles inclinés avant de conclure. Avant
son arrivée, les ascètes déjà présents récitaient le psautier en
continu, usage qui a toujours sa place après le psaume introductif. Sur
ce schéma se sont accrochées les litanies diaconales, pour présenter à
Dieu les besoins des hommes, puis l’hymnographie, pour libérer la
louange et nourrir l’esprit.
Aux matines la doxologie (Gloria in excelsis) s’est ajoutée à ces psaumes de laudes, suivie de versets dont on retrouve l’équivalent romain après le Te Deum des matines (mais à Rome la doxologie a émigré au début de la messe, qui suivait. En revanche, les russes ont emprunté le Te Deum aux latins pour leurs offices votifs de Moleben).
Et puis, de même que les moines palestiniens ont intégré
leur psautier aux vêpres cathédrales, ils ont intégré au début des
matines l’ancienne prière de nuit (deux ou trois nocturnes de psaumes)
dans un unique office appelé orthros.
Laus angelica, laus perennis
Le reste du jour reprend les prières synagogales de
tierce, sexte et none, mais les ajouts monastiques de complies, minuit,
prime et autres (jusqu’à quatorze offices en tout) tendent à une prière
continue, cette laus perennis qui fut d’ailleurs
effectivement tentée en Orient et en Occident. L’ordre en est donné en
Lc 18, 1 et 1 Th 5, 17, le modèle en est la louange incessante des anges
(Ap 4, 8). L’adoration perpétuelle des anciens est une sanctification
du temps qui vise à faire venir « le ciel sur la terre ». Ces « paroles
des heures » constituent le livre appelé Horologhiôn.
Du premier au huitième jour
La montée vers l’union de la terre et du ciel est encore plus patente dans le rythme hebdomadaire, comme dans Gn 1. Le fiat lux
du « jour un » trouve son accomplissement dans la célébration de la
Résurrection. Samedi soir commencent lecture du psautier et ton de la
semaine. La fête éclate au troisième nocturne des matines, avec
ouverture des portes du sanctuaire, encensement, procession de
l’évangéliaire avec les psaumes 134-135 (petit hallèl
des juifs faisant mémoire des « types » de la création et de l’Exode),
puis mime des apparitions au tombeau, avec prêtre et diacre se faisant
face de part et d’autre de l’autel pour proclamer l’évangile comme
firent les anges au tombeau (cf. Jn 20, 12), et les fidèles venant
vénérer l’évangéliaire orné de l’icône de la descente aux enfers. La
suite (l’équivalent des laudes romaines) est farcie de compositions
poétiques et catéchétiques chantant les thèmes du jour, les « canons des
odes », qui sont surtout l’œuvre de saint Jean Damascène († 749). C’est
vraiment la pâque hebdomadaire, et dimanche se dit d’ailleurs chez les
russes Voskressiénié, « Résurrection ».
Mais chaque jour de la semaine a son thème. Les deux
jours de jeûne de la synagogue, évoqués en Lc 18, 12, ont été, comme le
jour de repos, décalés au lendemain, soit mercredi et vendredi (usage
déjà prescrit par la Didaché), et chargés de
signification néotestamentaire : trahison de Judas et crucifixion en
font des jours consacrés à la croix. Et à la Mère de Dieu, toujours
associée à son Fils. Ensuite, c’est par ordre décroissant : lundi les
Anges, mardi le Précurseur (« plus grand des enfants des femmes » selon
Lc 7, 25), jeudi les Apôtres, auquel on ajoute saint Nicolas, modèle de
leurs successeurs, et samedi les saints (en commençant par les martyrs)
auxquels on ajoute la mémoire des défunts, en harmonie avec le Samedi
saint, repos du sabbat, descente aux enfers et prélude à la
Résurrection. Et là tout recommence, avec non seulement le premier jour
de la semaine, mais le huitième, accomplissement messianique de
l’histoire biblique, entrée par la Résurrection dans le jour sans
couchant de l’éternité (le « jour un » de Za 14, 7).
Le nombre huit, symbolique de la nouvelle création (cf. 1
P 3, 20-21), est d’abord celui de Pâques, « jour parfaitement saint,
unique dans les semaines, seigneur et roi des jours, fête des fêtes,
solennité des solennités » (saint Jean de Damas, huitième ode de
Pâques). Pâques est en effet huitième jour après la « grande Semaine ».
Mais la semaine de Pâques, dite « du renouveau » est aussi huitième
après sept semaines de préparation, et les sept semaines qui le suivent
sont également suivies d’une huitième, celle de Pentecôte, elle-même
inaugurant des cycles de huit semaines. Car l’office byzantin offre la
particularité d’attribuer un des huit tons de la psaltique byzantine à
chaque semaine, offrant huit offices complets pour chaque jour de la
semaine dans le livre appelé « Grand Octoèque » (de echos,
son, mode) ou « Paraclitique » (à cause des offices d’intercession
qu’on y trouve). Les hymnes de semaine, plus tardifs, sont l’œuvre de
plusieurs, surtout saint Joseph l’hymnographe († 883), et son frère
Théodore, dont nous avons parlé, mais aussi saint Théophane Graptoï,
« le Marqué » († vers 850), qui fut nommé évêque de Nicée (siège
symbolique) après la crise iconoclaste en compensation des marques au
fer rouge qu’on lui avait gravées sur le front au temps de la
persécution et qui passa le reste de sa vie à composer des hymnes.

Saint Joseph l’hymnographe

Saint Théophane le Marqué
Le grand Carême
Du Pré-carême au Samedi saint, le livre utilisé est le
« Triode ». Le mot veut dire qu’en raison surtout du doublement du
psautier, on ne dit que trois odes par jour. Sauf le jeudi de la
cinquième semaine où l’on dit le grand canon pénitentiel de saint André
de Crète († vers 740), qu’on récite aussi en extraits aux complies de la
première semaine. Ce canon est une splendide exégèse de toute la Bible,
où l’auteur prend la place de tous les pécheurs qui la peuplent, pour
implorer la miséricorde divine par le refrain mille fois répété « Aie
pitié de moi, ô Dieu, aie pitié de moi », chacun accompagné d’une grande
métanie (prosternation), ce qui, en plus de laver
l’âme, en fait l’événement sportif de l’année. Il l’aurait écrit pour se
faire pardonner d’avoir un temps adhéré à l’hérésie monophysite et il
le récitait pour son propre usage à la fin de sa vie, dans sa cellule.
Mais la pénitence qu’il exprime constitue le cœur de la spiritualité du
Carême, et de plus, témoigne d’une finesse dans la connaissance
savoureuse des Écritures et des tréfonds de l’âme humaine, de sorte que
ce trésor de l’Église a été inclus dans le Triode au Xe siècle.
Le Carême (et les jours de jeûne) mettant de côté les
fêtes des saints, il garde en fait les éléments plus anciens, qui
disparaissent à la moindre mémoire. On est heureux d’y retrouver ainsi
la signification primitive des petites heures (à tierce descente du
Saint Esprit, à sexte crucifixion et ténèbre, à none confession du
larron et mort du Seigneur) et à complies et matines le thème de la
louange nocturne (versets invitatoires des matines) ou angélique (hymnes
triadiques, avec le refrain « Saint, Saint, Saint es-tu, notre Dieu »).
Pour l’anecdote, le refrain de ces versets, « alléluia », est donc
typique du Carême byzantin, et fut donc une bonne occasion de nourrir la
querelle gréco-latine (qui prit la relève des querelles byzantines),
puisque c’est la suppression de l’alléluia qui est typique du Carême
romain !
Une autre pratique typique du Carême byzantin consiste
dans les présanctifiés, célébrés chaque mercredi et vendredi, croisement
de l’Office et de la Liturgie, attribuée au saint pape Grégoire (qui
fut nonce apostolique à Constantinople). Au terme de la journée de
jeûne, l’office de vêpres, après l’hymne, fait connaître aux
catéchumènes la vie des patriarches (Genèse) et la conduite qu’ils
doivent tenir (Proverbes), lectures que l’on trouve commentées dans les
anciennes catéchèses patristiques, et qui étaient à peu près les mêmes
dans l’office en Occident. L’Exode (en extraits) est réservé à la
Semaine Sainte (avec Job). Après un encensement solennel (qui reprend le
psaume 140 sur de douces mélodies), et des litanies à leur intention,
les catéchumènes sont renvoyés et, devant les fidèles prosternés la
grande entrée (procession d’offertoire) fait passer les dons
présanctifiés (seul moment où les byzantins pratiquent l’adoration
eucharistique), qu’ils consommeront au terme d’un office de communion,
avant de rompre le jeûne. Cette tension vers la communion est une force
pour le jeûne, et le climat de « radieuse tristesse » de cet office,
très aimé des fidèles, tisse des liens très forts entre ceux qui y
participent.
Le grand Carême est précédé de trois dimanches dits de
« pré-carême » qui sont l’équivalent de la Septuagésime. Aux matines, il
est marqué par l’ajout du psaume 136 aux 134 et 135, et l’on aime ce
chant où la nostalgie des exilés à Babylone figure notre exil loin du
jardin, et d’ailleurs la veille du Carême est appelée « dimanche du
Paradis perdu ». C’est aussi le « dimanche du pardon » : tous se
demandent pardon pour marcher vers Dieu d’un cœur pur (cf. Mc 11,
25-26). Un grand jour, même si l’on fait de même à chaque fin de
Complies.
Mais le dimanche lui-même n’est pas carême, non plus que
le samedi, d’ailleurs, si bien que l’effort hebdomadaire s’achève avec
la communion du vendredi soir. Et c’est ainsi qu’on va pouvoir célébrer
les samedis et dimanches divers événements ou saints, dont ce n’est pas
le lieu de parler ici, mais qui ont pour mission de rompre le Carême
sans démobiliser les fidèles. Mentionnons seulement le troisième
dimanche, celui de l’adoration de la Croix, adorée chez les Romains le
Vendredi saint, mais chez les Byzantins « planté comme un arbre de vie
au milieu du Carême ». Dès ce moment on va regarder plus précisément
vers la Passion. Notons que nombre de cérémonies particulières, en
Carême ou ailleurs, ont lieu au troisième nocturne des matines ou aux
laudes, juste avant la Liturgie, et que les paroisses sont souvent
obligées de les reporter au dimanche, à la Liturgie, comme la cérémonie
d’entrée en Carême, ou l’adoration de la Croix.
La Grande Semaine
La Semaine sainte est appelée la Grande Semaine, elle
commence dès samedi avec la Résurrection de Lazare, et, après le
dimanche des Rameaux, va lire à matines et à la Liturgie tous les
évangiles de la dernière semaine terrestre du Christ, ce qui est
surprenant pour les Romains, parce que ces textes parlent beaucoup
d’eschatologie et sont placés en Occident plutôt avant Noël. Ici, c’est
avant Pâques. Le tropaire triadique reprend au réveil plusieurs
paraboles que je laisse au lecteur le plaisir de retrouver lui-même dans
les chapitres entre Rameaux et Passion :
Voici venir l’époux à la minuit : bienheureux le serviteur qu’il
trouve éveillé, malheur à celui qu’il trouve endormi. Ô mon âme, veille
donc à ne pas tomber dans le sommeil, de peur d’être livré à la mort et
banni hors du royaume, mais réveille-toi en clamant : Saint, saint,
saint es-tu, notre Dieu, par les prières de (…), aie pitié de nous.
Et, quand le soleil s’est levé, l’exapostilaire (tropaire qui suit la dernière ode) conclut de même le triode :
Ta chambre, je la vois toute illuminée, ô mon Sauveur, et je n’ai
pas l’habit nuptial pour y entrer et jouir de ta clarté : illumine le
vêtement de mon âme et sauve-moi, Seigneur, sauve-moi.
Le Vendredi saint, il faut signaler les matines, dites
office des saintes souffrances ou des douze évangiles : il incorpore aux
matines (récitées la veille au soir) le schéma de la via crucis
des pèlerins de Jérusalem avec ces douze évangiles qui sont autant de
stations, signalées à chaque fois d’un coup de cloche, puis deux, puis
trois, etc., dans le silence, pendant que les fidèles rallument leur
cierge. Puis les vêpres commémorent l’ensevelissement, avec la
représentation du tombeau du Christ au milieu de l’église, epitaphios
en grec, qui est enseveli sous les pétales de fleurs et les parfums, ce
qui faisait dire à mon curé que, chez les Grecs, le Vendredi saint
était plus fêté que Pâques ! Chez les Russes, l’accent est plus mis sur
les matines du Samedi saint, dont j’ai parlé plus haut.
L’antijudaïsme
C’est le moment d’une petite parenthèse sur
l’antijudaïsme, parce que c’est notamment au cours de la Semaine sainte,
que l’office développe le thème du conflit entre les Juifs et leur
Messie, suscitant l’accusation d’antisémitisme. Certaines traductions
essaient d’édulcorer autant que faire se peut ces textes
« compromettants », que d’aucuns voudraient carrément « nettoyer ».
Mais, à notre époque chatouilleuse, il me semble qu’il vaudrait mieux
réexpliquer plutôt la différence entre antijudaïsme et antisémitisme,
entre race et religion, et voir là le développement de l’Évangile selon
Jean, où le P. Jousse proposait déjà de traduire « Juifs » par
« Judéens » (par opposition à « Galiléens ») et notait que ce terme
désignait les responsables religieux et non le peuple. Il en va de même
dans l’office byzantin. Il reste que l’opposition au judaïsme est nette,
et que les pharisiens (et donc le judaïsme postérieur qui leur en est
tributaire) sont considérés comme ceux qui « laissent le commandement de
Dieu et gardent la tradition des hommes » (Mc 7, 7). Un dévoiement de
la vraie tradition juive, celle qui « commençant par Moïse et parcourant
tous les prophètes, interprète dans toutes les Écritures ce qui
concerne Jésus » (Lc 24, 27). Cette netteté, pour choquante qu’elle
puisse paraître, est importante pour la catéchèse, à une époque qui
glorifie la différence… à condition que tout le monde pense la même
chose. Mais l’office byzantin, en lieu et place du refus des
différences, préconise l’amour des ennemis. Ceci dit, il reste bien une
bonne tradition anti-juive dans l’Orient chrétien, mais on trouve
aujourd’hui parmi les Orthodoxes de plus en plus d’amoureux de la
tradition juive, et certains parmi eux qui savent faire le tri entre les
anciennes traditions, dont on peut retrouver le reflet dans certaines
paroles évangéliques, et cette « tradition des hommes », ce « fardeau
pesant » que dénonce le Seigneur (Mt 23, 4).
La Pâque
Pour revenir à la Pâque, j’ai dit plus haut que
l’ancienne vigile de Pâques avec ses lectures et (autrefois) les
baptêmes, se dit le matin, et qu’elle est encore pénétrée du Carême ; au
milieu seulement, on va remplacer les ornements sombres par les
lumineux. Et puis, à l’office de minuit, on va enlever l’epitaphios.
Ce n’est qu’après que la Pâque va vraiment commencer, par un office de
matines plus tardif, mais ô combien prenant ! Il faut vivre une fois
dans sa vie la Pâque byzantine, et si l’on a fait le Carême avant, c’est
d’autant plus fort. Une joie sauvage, disait un moine de Chevetogne,
quand on entre dans l’église illuminée, et qui grandit à chaque
encensement du diacre, qui, au lieu de saluer en silence, conclut à
chacun de ses passages : « Christ est ressuscité ! » Et tout le monde de
lui répondre : « Il est vraiment ressuscité ! » Et ainsi jusqu’à
l’Ascension. Et chaque ode du canon (qui cette fois, est chanté
entièrement, bien sûr), est conclue par le tropaire cité plus haut. Ce
sens de la répétition, qui fait monter la joie, a beaucoup à nous
apprendre. Et les textes du Damascène portent vraiment à l’allégresse,
en même temps qu’ils sont vraiment l’occasion de faire défiler toutes
les figures concernant la Pâque du Christ dans l’Ancien Testament. A
part le Ad cenam Agni, on n’en a pas l’équivalent
dans les hymnes romaines, lacune comblée par les lectures patristiques.
Les byzantins n’ont pas le rite du feu nouveau, mais on prétend qu’il
s’allume chaque année miraculeusement dans la basilique de l’Anastasis à
Jérusalem, et en tous cas on va tous à minuit allumer son cierge au
chandelier du prêtre et la lumière se répand ainsi dans toute l’église,
très beau rite qui a tendance à se répandre en Occident. Puis on sort de
l’église pour processionner avec évangéliaire, bannières et cierges, on
lit ensuite l’évangile (Marc, parce que Matthieu a déjà été lu aux
vêpres récitées le matin). C’est alors les versets du psaume 67, avec en
refrain le fameux tropaire, qui éclate comme en Occident l’alléluia de
Pâques. Autrefois, c’était le psaume 117, éminemment pascal. Il en est
resté le verset 24 : « voici le jour qu’a fait le Seigneur, exultons et
réjouissons-nous en lui ». Mais les versets des matines de Pâques (Ps
117, 1, 10, 17, 22) et son refrain (id. 27a-26a),
furent repris ensuite tous les dimanches, puis à toutes les fêtes, les
saints étant associés à la victoire pascale. Ils remplacèrent les
anciens textes fixes de semaine, qui ne se dirent plus qu’en Carême. Il
fallait alors rendre à Pâques son caractère unique en lui attribuant des
versets propres. Bref, on entre dans l’église illuminée pendant la
grande litanie et on attaque tout de suite le canon des odes, puis les
laudes avec la fameuse homélie de Jean Chrysostome, et la liturgie
enchaîne avant de conclure par la bénédiction des œufs, de la paskha
et d’autres bonnes choses. Ceci dit pour rappeler l’unité entre
l’office, l’enseignement, la liturgie et la communion fraternelle.
Le temps pascal
On ne peut tout dire dans une première présentation de
l’office byzantin. Résumons donc sur Pâques et le temps pascal en disant
que le livre utilisé s’appelle Pentecostaire
(allusion non à Pentecôte mais aux cinquante jours). Il se termine en
fait à l’octave de Pentecôte, où les byzantins fêtent la Toussaint, ce
qui est très bien choisi, puisqu’on y célèbre l’œuvre de l’Esprit,
commencée dans les Apôtres à Pentecôte, et continuée par les martyrs,
les évêques, les ascètes et tous les autres. Les Russes ont ajouté le
dimanche suivant un office pour « tous les saints qui ont illuminé la
terre russe », et cet usage se transmet peu à peu à toutes les Églises.
D’un point de vue pastoral, il est permis de penser que ce serait une
bonne chose de faire connaître ainsi aux français les si nombreux saints
de leur patrie dans une même fête.
Le talmud byzantin
Après la Pentecôte, c’est la période où le culte des
saints peut prendre toute sa place. Il s’organise quant à lui comme le
sanctoral romain, sur le calendrier solaire, sauf qu’il y a douze livres
appelés ménées (un par mois) offrant chaque jour un ou plusieurs offices complets pour chaque mémoire.
Voilà accomplie une première description des principaux
livres de l’office. On peut comparer ce vaste répertoire au Talmud. La
« mer du Talmud », dit-on, et le terme convient aussi bien pour l’office
byzantin. Les Juifs ne lisent la Tora qu’à travers le Talmud : il en
est de même pour les Byzantins et leur office. On dit qu’ils lisent peu
l’Écriture, mais en fait ils la fréquentent constamment à travers les
catéchèses des hymnographes, qui sont de remarquables exégètes, selon la
tradition des Pères, bien sûr.
Par exemple : les doxastica (« qui suit la doxologie ») des stichères du dimanche sont huit théotokia appelés par les russes dogmatika, car ils constituent un enseignement complet sur le dogme de l’Incarnation et sur la mariologie.
Les huit canons des odes de l’office de minuit du
dimanche font le tour de la question trinitaire, et ceux des matines du
lundi sont une somme sur l’angélologie.
La fête de « l’universelle exaltation de la précieuse et
vivifiante Croix » rassemble en un seul office à peu près toutes les
figures bibliques de la Croix dans l’Écriture.
Au jour de la Théophanie, si l’on prête attention à la
grande prière de bénédiction des eaux composée par Sophrone, patriarche
de Jérusalem, on y voit une étude complète du thème de l’eau à travers
l’Ancien Testament.
D’autres exemples plus précis : la première ode du
deuxième canon de la cinquième du dimanche du troisième ton fait le
parallèle entre la lance perçant le côté du Christ et la création d’Ève,
sortie elle aussi du côté d’Adam, et délivrée ainsi de l’antique
malédiction.
Le doxastikôn des vêpres de Noël,
pose la question : pourquoi cette mention d’un recensement ?
L’hymnographe pressent, dans une lecture « midrachique », qu’un roi
terrestre ordonnant le recensement de tous les peuples de la terre et
incluant le Christ, donne à voir, à l’envers, le Roi céleste venant
inscrire au Livre de vie ses élus.
Le Mercredi saint, consacré à la mémoire de la Myrophore
couvrant le Christ de nard, le moine Jean oppose dans une ode le don du
parfum par la femme et la vente du Christ par Judas. Or, en saint Marc,
le récit de la trahison encadre justement l’histoire du repas où la
femme vient avec son flacon, et les exégètes savent que ce procédé
d’encadrement vise à mettre en rapport les deux événements, ce que le
moine fait excellemment.
Bien sûr, cela ne remplace pas la lecture des textes, mais a contrario la
lecture des textes ne remplace pas la tradition d’interprétation, car,
comme dit l’Apôtre, « aucune écriture n’est objet d’interprétation
personnelle » (2 P 1, 20) et le Shéma Israël : « et ces paroles (...), tu les enseigneras à tes fils et tu parleras d’elles assis
dans la maison et marchant sur la route, te couchant et te relevant »
(Dt 6, 7). C’est bien là la mission de l’hymnographie. Quant à
l’hagiographie, c’est aussi un commentaire de la parole de Dieu, si on
la prend au sens large de l’hébreu dabar, « fait, action », c’est-à-dire l’action du Saint Esprit dans les saints.
Or, en Occident, si on lit plus souvent la Bible, on ne
lit plus les Pères. Alors soit on crée soi-même sa tradition
d’interprétation, ce qui peut donner les Témoins de Jéhovah, soit on se
met à la remorque des idéologies du moment, ce qui peut donner à chaque
commentaire biblique, même le plus fouillé, l’impression qu’il retombe
toujours dans la pensée dominante. Or si le sel perd sa saveur, il n’est
plus bon qu’à être foulé aux pieds par les hommes (Mt 5, 13)...
La mémoire
Sans être trop long et dépasser le cadre de notre
article, il serait quand même intéressant de parler de la pédagogie
byzantine de la mémoire : il est frappant de constater que malgré la
surabondance de textes et de rites, le rite est facilement mémorisable,
et il serait intéressant d’étudier pourquoi. Par exemple, la répétition
des tropaires apolytikia les jours de fête, ou la
pratique des avant-fêtes et des après-fêtes, qui permettent à la mémoire
de retenir les choses importantes. Ou bien encore la présence de
nombreuses pièces fixes qui est comme une architecture solide sur
laquelle la mémoire stocke plus facilement le reste. Pour les psaumes,
le rythme hebdomadaire paraît plus exigeant, mais c’est finalement le
plus pratique pour les mémoriser. Et plus on les mémorise, plus ils nous
travaillent intérieurement.
Ars canendi
Quant au chant, il faudrait tout un article. Mentionnons l’intérêt du classement en huit modes, qui, dans la variété des ethos,
donne une unité qui manque souvent dans le souci moderne
d’inculturation : piocher à droite et à gauche donne l’impression d’être
universel, mais gêne de fait l’inculturation (car l’identité est une
limite), et nuit à la force du message. Alors que savoir se limiter,
sans œillères, à un univers musical, que ce soit celui de la psaltique
byzantine ou de la modalité grégorienne, donne une unité qui permet
d’aller plus profond.
Le chant est le vecteur de cet approfondissement
spirituel. On souffre parfois du côté parfois indigeste de ces offices
byzantins où règne une surabondance de paroles à débit rapide. Rome, en
réaction, a remis en valeur le sacrum silentium,
mais la règle ancienne était bien la pratique de la louange incessante,
toujours de règle en Orient, qui pousse certains chœurs russes à se
relayer pour respirer afin que le son ne s’arrête jamais, mais dont le
but est justement de produire le silence de la contemplation.
En fait, c’est la responsabilité des chantres que de
transmettre cette surabondance d’une manière qui produise ce silence
intérieur. La qualité requise pour cela est le penthos, et c’est souvent dans les monastères qu’il faut en aller chercher le modèle. Le penthos,
c’est la béatitude des « affligés », ou « endeuillés », ceux qui
trouveront consolation. Les pères parlent de ce « chant de larmes », les
larmes de Pascal, larmes de joie, larmes de la « radieuse tristesse »
du Carême et larmes de la « douloureuse joie » de Pâques. Celles des
icônes. Celles avec lesquelles les chantres transpercent l’armure du
vieil homme par la « componction » (mot qui veut dire transpercement).
La prédication de Pierre à Pentecôte transperça ainsi le cœur des trois
mille hommes qui se joignirent à l’Église (Ac 2, 37). Mais ce fut
sûrement aussi par le chant en langues que l’Esprit lui donnait.
Quel intérêt pour l’Occident ?
Cette richesse est un bien pour toute l’Église et a sa
place en Occident comme les icônes. Ce n’est pas un but que de mélanger
des génies différents, mais quitte à ajouter, je préfère ajouter un
trésor byzantin qu’un cantique populiste. Les émigrés, maintenant
nombreux dans nos pays, ont fait tout un travail de traduction et
d’adaptation des mélodies d’origine sur les textes. Sans parler du
monastère catholique de Chevetogne, en Belgique, où le P. Denis
Guillaume a traduit en français et adapté en musique tous les livres de
l’office. Les tons russes, en particulier, permettent de chanter
facilement la plupart du répertoire, et pourraient inspirer les Romains.
En France, au lendemain du dernier Concile, on a cru impossibles les
adaptations, allant même jusqu’à remplacer les textes anciens, jugés
incongrus. C’est en prenant connaissance de ces adaptations françaises
de l’office byzantin que j’ai pensé qu’il fallait faire de même. C’est
ainsi que, non seulement pour le rite byzantin, mais aussi pour le rite
romain, je me suis aperçu qu’il était possible d’adapter les mélodies
grégoriennes sur le français, à condition qu’on le fasse à partir des
anciens systèmes d’écriture et des anciennes traditions du chant sacré.
Et là, la pratique du chant sacré dans le rite byzantin m’a beaucoup
aidé. D’une part j’adapte le chant grégorien, et d’autre part je
compose des tons simples adaptés à la modalité grégorienne, qui
permettent de chanter facilement (et en polyphonie) les vrais textes, au
lieu d’en composer de nouveaux, soi-disant plus « adaptés à l’homme
d’aujourd’hui », mais qui coupent le catholique romain de la tradition
de son Église, à laquelle il a droit. A ce sujet, il faut ajouter que
baigner dans l’hymnographie byzantine m’a aidé à comprendre comment
traduire certaines hymnes latines où flottent des thèmes patristiques
oubliés et incompris des traducteurs, ce qui produit souvent des
traductions effectivement incongrues. Enfin, la pratique byzantine des
tropaires m’a permis de réactiver la tradition romaine des tropes,
interrompue par le concile de Trente. Leur facture simple permet à un
grand nombre de participer, leurs textes permettent d’éclairer les
textes scripturaires, ou les gestes liturgiques, et leur usage permet
aux chantres de ne plus se cantonner à des mélodies simplistes, mais à
se concentrer sur les anciennes mélopées grégoriennes, retrouvant leur
ministère, qui est celui de « transpercer » les âmes et de les élever
vers les cimes de la contemplation… Encore faut-il retrouver l’attitude
spirituelle, et, sur ces questions, les enseignements oubliés des Pères
latins (Augustin, Isidore de Séville, les carolingiens Amalaire de Metz,
Aurélien de Réomé, Raban Maur et autres) peuvent nous réapprendre l’art
du chant sacré, qui n’est ni d’Orient ni d’Occident, mais donné d’en
haut.
Le but de cet article sera atteint s’il donne envie aux
lecteurs de connaître mieux leurs frères d’Orient, de se réjouir de
leurs richesses, et peut-être aussi à quelques-uns d’entre eux de
comparer avec les leurs propres, non pour un syncrétisme sans avenir,
mais pour s’enrichir mutuellement et être ramenés par l’autre à des
aspects oubliés de leur propre tradition. Car, comme dit Lao-Tseu, le but du voyage, c’est le retour.